De la mythologie de la FrenchTech

Pierre Vannier
7 min readSep 27, 2020
La Dame à la Licorne, Raphaël
La Dame à la Licorne, Raphaël

Aujourd’hui en France on entend retentir principalement une seule voix en ce qui concerne la croissance et le développement des startups Tech:
Celle des licornes et de l’hypercroissance.
On vient récemment d’ajouter un nouvel animal au bestiaire: les décacornes (sociétés valorisées plus de 10 milliards de dollars).

Tout a vraiment démarré il y a 2 ans lors de l’allocution du Président Emmanuel Macron pour l’inauguration de StationF (lien) et la métamorphose de la France en : Startup Nation.
Depuis, chaque semaine, c’est la course à la plus grosse levée de fonds. Les ministres et secrétaires d’État se transformant au gré de ces annonces en porte-paroles et impresario d’une économie se rapprochant de plus en plus d’un star system.

C’est la politique actuelle de la Frenchtech. Pousser les futurs champions et superchampions de la #tech. Parmi lesquels, OVH, Bla-Bla Car, Swile (ex-lunchr) ou encore Doctolib.

Ce constat, peu d’entre nous osent le critiquer ou le remettre en question au risque d’être pointés du doigt tel un communiste sous l’ère Hoover. Bannis de l’Olympe de la Frenchtech. Pire, de donner dans le french bashing.
Il faut bénir les startups, les licornes, les VC, les levées de fonds à 9 chiffres. C’est comme ça en 2020.

J’ai toujours eu des difficultés avec les dogmes, j’ai l’impression que je passe à côté de quelque chose. Je préfère souvent la voie du milieu. Les raisonnements simplistes ou le non raisonnement et l’adulation irrationnelle sans explication ne me laissent pas serein.

C’est pourquoi j’aimerais m’arrêter un instant sur quelques questions de société engendrées par ce mouvement et cette politique.

Quelles sont les conséquences de cette dynamique Frenchtech de la course à la licorne ?
Qui va bénéficier de la création de superchampions Tech en France ?

Tout d’abord, pourquoi l’hypercroissance ?
Choisir l’hypercroissance c’est en premier lieu décider (ou être dans un secteur qui l’impose) d’aller vite, très vite, souvent pour disrupter une industrie et/ou devancer les acteurs historiques.

C’est ensuite satisfaire des investisseurs qui attendent des rendements financiers très importants lors de leurs exits (revente ou introduction en bourse d’une startup). Qu’ils soient fonds d’investissement comme Kima, Partech ou business angel (investisseur privé) ou encore institutionnels, chacun cherche un ROI plus ou moins conséquent.

Créer des superchampions c’est préparer des super-reventes et autres IPO (introduction en bourse).
Ce train à grande vitesse est basé sur de fortes embauches dans la phase de scale-up et une augmentation des parts de marché jusqu’à atteindre -idéalement - une position de monopole ou quasi monopole (cf. Principe de Peter Thiel dans Zero To one, la bible des startuppers). La concurrence c’est bien, c’est encore mieux lorsqu’il n’y en a pas ou plus…

Le but ultime de l’hypercroissance étant la revente de l’entreprise moyennant une importante plus value pour les investisseurs ou l’introduction en bourse : le super champion est né.
Il peut être licorne (société valorisée + de 1 milliard de dollars) ou — c’est plus nouveau - décacorne (+ de 10 milliards de dollars).
De nombreuses startups sont créées dans le but d’être revendues sous 5 à 7 ans. C’est un modèle assez classique dans la Tech. D’où la croissance très forte en peu de temps : l’hypercroissance.

Ce modèle d’entreprise et de croissance est-il bénéfique pour les consommateurs finaux ?
On est en droit d’en douter. En effet, la création de superchampions vise à réduire (ou annihiler) le nombre de concurrents au sein d’un secteur d’activité. De nombreux exemples démontrent que moins de concurrence sur un secteur est plutôt négatif pour le consommateur final. (cf. entente sur les prix, monopole, ralentissement des innovations, augmentation des prix etc.)

L’hyper-croissance serait-elle bénéfique pour les salariés des entreprises optant pour cette voie ?

Je suis assez dubitatif sur ce sujet. Hypercroissance signifie recrutement en masse, assez fréquemment turn-over important car les collaborateurs/trices sont très sollicité(e)s par le rythme imposé pour atteindre cette forte croissance.
Pour avoir discuté avec de nombreux salariés de sociétés en phase de scale-up et d’hypercroissance, il n’est pas rare de voir des salariés très stressés, fatigués, éreintés, certains proches du burn-out.

N’effaçons cependant pas les efforts réels et sincères que ces startups en hypercroissance mettent en place en termes de QVT (Qualité de Vie au Travail), l’embauche de CHO (Chief Happiness Officer), le travail sur la culture d’entreprise et autres dispositifs pour améliorer la vie des collaborateurs.

Ici aussi, c’est un fait, il est beaucoup plus difficile d’avoir des collaborateurs épanouis sur le long terme dans une entreprise en hypercroissance que dans une entreprise à la croissance moins effrénée.

Côté emplois, à mes détracteurs qui penseront que je suis devenu amish, que de toutes façons, le progrès et les super-champions vont créer beaucoup d’emplois, que les emplois détruits seront remplacés :
Il existe de nombreuses études ou ouvrages qui tendent à démontrer que cette 4ème révolution industrielle n’est pas de la même nature que les précédentes.

De très nombreux emplois détruits par les super-champions de la #tech, l’uberisation des industries, les plateformes etc. ne seront pas remplacés
1 pour 1 par de nouveaux besoins (cf. La fin du Travail par J. Rifkin, The war on Normal people par Andrew Yang).
Combien de millions d’emplois ont été détruits par Amazon par exemple ? Des pans entiers de secteurs d’activités, l’ensemble des mall américains…
Et si malgré tout ces super-champions créaient des emplois, pour quels types d’emplois ? Précaires, peu qualifiés, sous payés…etc. ?

Mais alors, qui sont les parties prenantes qui bénéficieront de la naissance de ces licornes et décacornes ?
En premier lieu, redisons-le, les actionnaires de ces startups. Et c’est assez normal, ce sont eux qui prennent les risques financiers (souvent importants) liés à la nature même des startups. Le bénéfice est principalement financier.
Du startupper qui devient multi-millionaire lors de la revente de sa startup aux fonds d’investissement qui font x10, x30 ou plus sur leur investissement de départ, ils sont les premiers bénéficiaires.

Ensuite, les politiques, qui voient dans la “star-systemisation” un axe de communication à la fois aisé et propice à remporter des voix ou l’admiration de l’opinion publique. Les gros chiffres font tourner les têtes, les journalistes s’emparent de la frénésie. L’hypnose fonctionne bien. (cf. introduction récente de SnowflakeDB au Nasdaq, plus forte entrée en bourse pour un logiciel, aucune retombée pour la France si ce n’est la gloire et les reprises politiques de ce champion made in France et …parti aux US…)

L’hypercroissance est le paroxysme du capitalisme en version redbull, sous amphétamine.
Faire un maximum d’argent en un minimum de temps avec un véhicule qui est une entreprise. Ce loto du XXIeme siècle laisse le quidam bouche bée et admiratif.

Je ne vois que peu/pas d’axes sur lesquels la politique d’hypercroissance et de licornes ou de création de super-champions soient bénéfiques sur le plan de la société et du plus grand nombre. Mais j’aimerais qu’on me contredise sur ce point.

Je vois par ailleurs un effet de bord négatif sur la très grande majorité des startups tech qui ne deviendront pas des super-champions. Les plongeant dans l’ombre des spotlights de la communication et de la politique officielle, comme si elles ne faisaient pas partie du “game” de cette startup nation.

Beaucoup des fondateurs de ces startups ne se reconnaissent pas dans cette “hyperTech”.
Les licornes Tech françaises ne représentent qu’une infime partie des startups françaises. Une petite partie aussi en termes de nombre d’emplois et de valeur globale (comprendre pour le plus grands nombre) pour notre frenchtech.

La grande majorité des startups se situe dans la longue traîne (analogie à l’économie de longue traîne, Chris Anderson, The long tail), dans les entreprises qui ne lèvent pas ou peu. Dans ces sociétés qui font de belles croissances mais pas d’hypercroissance. Celles qui intéressent moins ou pas les VC et les investisseurs. Celles qui n’ont pas de stratégie de sortie dès leur création, qui ne créent pas leur entreprise dans le but de la revendre à court terme. Celles qui sont sur du temps long et durable.

Ce sont peut-être ces entreprises qu’il faudrait ne pas oublier et traiter à minima avec le même enthousiasme et la même volonté politique.
Elles créent autant, si ce n’est plus de croissance pérenne, d’emplois durables, de développement durable, de valeur pour l’économie et les territoires que les quelques rares super-champions.

Enfin, est-ce que l’entrepreneur idéal en France et pour la société est forcément fondateur d’un super-champion ? Veut-on vraiment exemplariser ce type d’entrepreneur ? Pour rappel aux USA, le ratio entre le salaire d’un PDG et celui d’un salarié est passé de 1 à 20 en 1965 pour atteindre 1 à 271 en 2016 (Economic Policy Institute Juin 20, 2017).

Alors, pourquoi se focaliser autant sur ces hyper-champions alors que d’autres modes de croissance permettraient peut-être d’être plus en accord avec un développement ou chacun pourrait y trouver son compte, sur le long terme, durablement : consommateurs, salariés, société, environnement. Une croissance moins risquée aussi.

Pourquoi reproduire un modèle de société et de développement de la filière Tech copié/collé sur les Etats-Unis, pays dont on sait la société malade, socialement injuste et au bord du chaos ?

La France, pays des Lumières, des Droits de l’Homme, et plus globalement l’Europe, n’auraient-elles pas mieux fait d’engager une réflexion plus profonde sur d’autres stratégies de croissance, plus en accord avec nos valeurs, notre modèle social, les enjeux environnementaux et sociétaux du 21ème siècle?

Autres chemins parmi lesquels on trouve, par exemple, les sociétés à mission, l’économie sociale et solidaire ou la Tech for Good etc. Toutes ces autres voies sont trop souvent placées au second plan de l’action politique. Elles sont aussi diamétralement opposées, par définition, aux objectifs d’hypercroissance et de licornes sous les feux de la rampe.
Car c’est bien ici l’appareil politique qui biaise le marché, en portant son action principalement sur un modèle de développement économique de la filière Tech au détriment des autres.
Ce même appareil qui déséquilibre la Main invisible d’Adam Smith et la capacité du marché à se définir lui-même.

Nous devrions tous aujourd’hui décider si la Tech et cette 4ème Révolution Industrielle sonneront effectivement la fin du travail, générant encore plus d’inégalités jusqu’à devenir insoutenable socialement ou si elles serviront le bien commun et permettront de garantir le pacte social et environnemental.

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